I - Un loup dans le ventre -

Il avait frappé si fort, aussi fort que ce que ses mains d’adolescent le lui permirent, animés par une rage inouïe. L’imprévisibilité de sa nature d’hybride, son côté animal sans doute, venait d’être relâché pour la toute première fois. Et s’il ne réalisa pas tout de suite l’ampleur de son geste, c’est parce que le gamin savourait l’adrénaline qui gorgeait ses veines. Penché au-dessus du visage déformé de l’esclave qu’il venait de frapper jusqu’à la mort, Sven se laissa tomber en arrière, rattrapé par la paroi de la cabine de toilettes. Il avait senti quelque chose se rompre. Il croyait même avoir entendu un craquement résonner sourdement à l’intérieur de son crâne. Le louveteau prit sa tête dans ses mains pour tenter de calmer les soubresauts qui le secouaient. Pourtant, il ne versait pas une larme, c’était la rage qui remuait ses entrailles. Sven entendait même ses grognements vibrer dans sa gorge, comme si une bête sauvage s’apprêtait à bondir en dehors de celle-ci. Ses doigts se frayèrent un chemin à travers sa tignasse sombre, attrapant ses oreilles pour ne plus rien entendre.

Lorsqu’il reprit finalement ses esprits, ses mains étaient en sang. Le sien, qui avait déjà commencé à sécher sur ses jointures ouvertes, mais surtout celui de sa victime, la « gouvernante ». Qu’est-ce qu’il faisait là, par terre, dans les toilettes d’un fast-food de quartier ? Oui, il s’était enfui, se rappela-t-il soudainement. Pourquoi la gouvernante était là ? Oui, il l’avait retrouvé grâce à la puce. Il était mort ? Oui, il l’avait tué…
Plus les idées se remettaient en place dans sa caboche, plus sa respiration s’accélérait. Ce qu’il avait fait été immonde. Impardonnable. Criminel. Sauvage. Le Maître allait le punir. Le Maître allait le tuer. Sven devait fuir.

Il se força à poser un dernier regard sur son meurtre, gravant à jamais l’image de son geste fou. Maintenant, il ne pouvait plus revenir en arrière. Tout ce qui l’attendait s’il faisait demi-tour était la mort. Un esclave qui en tuait un autre, un esclave qui perdait les pédales et qui cédait à ses pulsions, était un esclave dont on se débarrassait… Sven se releva sur ses jambes tremblantes, surplombant la gouvernante inerte. Son porte-feuille, pensa-t-il, et il se mit à le fouiller, récupérant l’argent qu’il contenait, soit pas grand-chose. Il abandonna le reste sur le corps, puis dans un dernier excès de rage il donna un violent coup de pied dans les jambes du mort qui l’empêchaient de s’extirper des toilettes, puis sortit de la cabine. Par chance, il n’y avait personne. Il était très tôt et il était à peu près sûr qu’il était seul dans le restaurant désormais, sans compter les employés. Le Maître n’avait pas encore prévenu la police, il avait envoyé la gouvernante, mais il ne tarderait pas à les contacter, sans réponse de cette-dernière.

Sven referma la porte de la cabine derrière lui. Il s’avança calmement près des éviers et passa sa main tremblante sous le détecteur de mouvement pour faire jaillir l’eau du robinet. Le gamin lava précipitamment ses mains, essayant nerveusement de faire disparaître le sang dans l’écoulement, puis rinça son visage. Personne n’était encore entré dans les toilettes. Du calme. Il pouvait y arriver.

Le louveteau parvint à rejoindre l’extérieur sans éveiller les soupçons. Il avait glissé ses mains dans les poches pour cacher ses poings éclatés, sortit la tête baissé et il se mit à courir dès qu’il fut à bonne distance du fast-food. Courir à perdre haleine, courir jusqu’à ce que ses poumons soient prêts à exploser. Le gamin ne s’arrêta que lorsqu’il eut rejoint une grande bouche d’égout qu’il avait repéré en contrebas d’un terrain en construction.

Oui, tout allait bien. Il suivait son plan. Seul le meurtre n’en faisait pas partie… Mais tout le reste, il l’avait soigneusement prémédité. Il ne lui restait plus qu’à disparaître des radars.
Sven ouvrit son sac à dos pour plonger maladroitement sa main à l’intérieur, retirant finalement un petit couteau de cuisine qu’il avait volé un peu plus tôt. Il devait le faire… il pouvait y arriver. Il releva sa manche pour dévoiler la marque qu’il avait faite sur son avant-bras. Le gamin hésita plusieurs minutes. Ses mains tremblaient à cause des battements furieux de son cœur et le couteau lui glissa plusieurs fois des mains, mais lorsqu’il pensa aux flics qui pouvaient déjà être sur ses talons, il finit par se trancher l’avant-bras. Dans un jappement, il enfonça la lame dans sa peau, à l’endroit même où il avait laissé une trace de marqueur.

La puce était minuscule, mais il avait fini par la trouver. Sa tête tournait, Sven ramena son bras brûlant et lancinant contre sa poitrine et jeta rageusement le petit électronique au sol. Saloperie !
Ça y est, il l’avait fait. Il n’aurait plus jamais à retourner là-bas. Le gamin se releva péniblement, les dents serrées, puis il s’approcha de l’entrée du tunnel formé par les égouts. Par là, il pourrait rejoindre les bas-fonds. Un tremblement le retint un instant, hésitant.
L’image de la gouvernante remonta dans son esprit. Oui, il ne pouvait plus faire demi-tour, il n’y avait plus que cette liberté promise. Et Sven s’engouffra dans l’énorme tuyau.

II - Le maniement de la clé à molette -

Il rêvait, et son sommeil agité par son rêve fit ouvrir les yeux de son compagnon d’un soir. Un jeune hybride, comme lui, mais pas un loup, un chien. Midnight adorait les chiens. Ils avaient le corps chaud, cette odeur canine rassurante et ils baisaient comme des dieux. L’amant passa une main dans les cheveux sombres du Loup, lui gratta gentiment le crâne derrière les oreilles, posant sur celui-ci un regard amusé. Comme c’était étrange de le voir avec cet air inquiet, presque effrayé. De quoi pouvait-il bien rêver ?

Il tenait sa proie au bout de son canon, elle ne pouvait plus s’échapper, Midnight avait le doigt sur la gâchette. Cette sensation de le tenir un court instant entre la vie et la mort, d’être celui qui décide, celui qui choisit, ouvrit les vannes de son adrénaline. Le Loup sentit les poils de sa queue se gonfler et une décharge électrique traversa son épine dorsale. Il se mit à respirer plus fort et le bruit de l’air qui entrait dans ses poumons se mit étrangement à ressembler au ressac de l’océan. Le type le suppliait, le visage baigné de larmes, mais le tireur n’entendait rien, juste le bruit des vagues qui se brisaient contre la roche. L’homme avait trahi l’organisation et balancé ses camarades à ces chiens galeux de flics, une félonie impardonnable dans le monde de la pègre qui lui avait valu d’être traqué. Midnight l’avait rattrapé et il appuya sur la détente. Le déserteur se fit engloutir par la marée.

-Tu faisais des cauchemars ? Sourit son compagnon d’une nuit en le voyant ouvrir les yeux. J’espère que tu ne rêvais pas de moi, avec cette expression que tu faisais… plaisanta-t-il alors qu’il caressait le bout de son oreille.

-C’était ce crackhead de Cartman… mentit le jeune homme en attrapant son amant par la taille pour l’amener à lui. Il voulait encore que je lui prête du fric pour les courses. C’est pire qu’un cauchemar. Il se mit à rire.

-En effet, quel horrible cauchemar… je peux essayer de te faire penser à autre chose, si tu veux.

Dans un regard malicieux et complice, son partenaire glissa sa main sous la couverture qui les recouvrait partiellement, explorant les recoins intimes qu’il avait eu le plaisir de découvrir la veille. Le sourire charmeur de Midnight s’élargit et il caressa la tête brune de son amant qui disparaissait déjà sous la couette.

-Bon toutou. Le flatta-t-il en posant sur lui un regard voilé de désir.

Il n’y avait rien de mieux qu’une pipe du matin pour oublier les effroyables rêves de Morphée.
Malheureusement, Midnight n’aurait pas le temps d’en savourer les plaisirs, car une aura vampirique se présenta à la porte. Avant même qu’il ne sente les prémices de son éjaculation, Banner déboula dans sa piaule, sans aucun respect pour la performance de son compagnon.

-Banner, espèce de salopard… Pesta-t-il, ses yeux couvant le plus terrible des orages.

-Oh tu étais occupé… Répondit le Vampire à la tronche de requin sur un ton rempli d’ironie. On a une merde sur la machine du binoclard, ramène toi, c’est urgent… enfin, enfile un froc d’abord.

A contre-coeur et la verge en trompette, Midnight dû hélas capituler. Il repoussa cela dit son amant avec douceur en lui intimant de l’attendre entre les draps : il en avait pas pour long, avait-il dit. L’hybride s’essuya le coin de la bouche en chouinant, puis envoya un clin d’oeil malicieux au malfrat qui disparaissait dans l’embrasure de la porte.

Finalement, le passé qu’il avait fui lui avait permis de survivre ici bas et d’échapper au trafic de la Juggenafian. Les gros moteurs, les machines bien huilées et les circuits électroniques, c’était son dada. On lui avait bourré le crâne avec des schémas depuis tout petit, on lui avait fait monter et démonter de la mécanique, Midnight était presque né avec un tournevis dans la main. Il avait fui tout ça et pourtant, ça lui avait sauvé la vie…


Évidemment, la Juggen’ ne l’avait pas seulement épargné pour en faire leur mécano officiel, il leur servait plus à fabriquer des bombes et à traficoter des puces qu’à faire la révision de la berline du Grand Manitou. Ils avaient également su mettre son flair à profit pour traquer les renégats, les poucaves qui avaient la langue trop pendante passé la porte des condés. Midnight c’était le mécano, mais aussi le chasseur de traîtres. C’était pas la liberté dont il avait rêvé… mais c’était mieux que de finir piqué comme un chien.