Arsène Fleur de Miraval était vieux. Assez pour éprouver le besoin de consigner ses nombreux noms dans un carnet spécifique. Raphaël évaluait son âge entre deux et trois milles ans. Peut-être même un peu plus. Il gardait de sa vie humaine un souvenir douloureux et parlait de cette période comme d'une vieille remise, couverte de crottes de rat et de poussière. Alors on l'évoquait rarement, pour ne pas dire jamais.

Arsène avait souffert de la solitude. Transformé sur un coup de tête et abandonné par son créateur, il n'était pas fier de tout ce qu'il avait fait à cette époque. La survie ne justifiait pas tout. Comme le pouvoir. Une leçon qu'il peinait à inculquer à son fils unique.

Le vieux vampire avait toujours voulu fonder sa propre famille. Il avait attendu des siècles après la médecine moderne, espérant que l'on trouverait un moyen de faire procréer les vampires de son âge, ceux dont l'essence n'a pu être conservée. Avec le temps ce désir n'avait fait que se confirmer. Au point de dépasser le besoin, au final futil, d'avoir une descendance de son sang.

La conception de cet enfant demanda plusieurs décennies car Arsène était un client délicat. Il voulait un bébé qui deviendrait le centre de son univers. Pas un jouet soigneusement conçu selon une grille de caractéristiques. Peu lui importait que son fils lui ressemble, Raphaël incarnait un idéal, une chimère de la vie qui aurait pu être la sienne. Plusieurs fois il changea de centre, jusqu'à trouver chaussure à son pied : une petite entreprise française spécialisée dans les demandes de ce type. Raphaël fut construit grâce à un mélange des souvenirs personnels de son père et des peintures issues de l'art académique français.  

Arsène suivit la grossesse de près, avec la fébrilité des jeunes parents. Grâce à plusieurs chèques aux montants exorbitants et quelques dossiers compliqués, il repartit avec son bébé à peine quelques semaines après sa naissance, dès que son état fut stable et sa courbe de poids normale. Il s'occupa personnellement de Raphaël sans jamais délaisser son entreprise. Au départ, ses associés furent un peu déstabilisés de le voir débarquer aux réunions un porte-bébé accroché à la poitrine. À plusieurs reprises Arsène dû s'enfuir en catastrophe couvert de vomi et / ou de fluides divers et peu ragoûtants mais, éventuellement, ils finirent par s'habituer aux cris intempestifs et à la bouille d'ange de Raphaël.

Il grandit dans les jambes de son père, au milieu des vampires qui travaillaient à ses côtés. Personne ne le traita jamais autrement que comme ce qu'il était : l'héritier d'une grande maison et un futur vampire. Arsène le fit éduquer à sa façon, car il se méfiait des institutions établies. Ainsi Raphaël apprit auprès des nombreux experts passionnés que son père engageait au besoin. Il étudiait le matin et se dépensait l'après-midi. Lorsqu'il n'avait pas de leçon d'équitation, son jeu favori consistait à dérober un objet (de préférence essentiel) et à s'enfuir à toutes jambes dans la maison. Heureusement pour lui, les vampires sont infatigables.

Son enfance fut donc très heureuse, placée sous le signe du jeu et de la curiosité. Raphaël en garde un très bon souvenir. Il ne connut ni la mailtraitance ni l'esclavage qu'il cotoya au final assez peu car le Domaine de Miraval n'en possédait aucun. Caelix, le compagnon d'Arsène était mort quelques mois avant sa naissance à l'âge avancé de quatre-vingt huit ans. Cet ancien spécial De Loncato avait accompagné Arsène toute sa vie et Raphaël connaissait tout de ce grand-père qu'il n'avait pas eu la chance de rencontrer.

En 2492 sortit la série Antics, basée sur les divinités égyptiennes. Une chance pour Arsène qui ne jurait que par les Spéciaux De Loncato et qui avait patiemment attendue cette toute nouvelle génération pour prendre un nouvel esclave. Mais aussi pour son fils, alors âgé de dix ans, qui se passionnait déjà pour l'Egypte. La soirée fut grandiose, Raphaël admira le show depuis les genoux de Nielsen Van Saanen, ami et partenaire de son père.

Les yeux d'enfants n'y virent qu'un incroyable spectacle. Il fut particulièrement fasciné par le second favori, un hybride doté des « cornes les plus cool de la terre ». Mais pour une raison qu'il ne comprit jamais, son père acheta Horus et Nielsen reparti avec Khnum. Ce qui, évidemment, donna lieu à une crise de nerf mémorable. Sans doute le seul caprice auquel Arsène ne céda pas. Chaque fois que Raphaël se trouva chez Nielsen, il tenta tout ce qu'il put pour le récupérer. Il offrit ses plus beaux sourires, donna ses gâteaux, son caillou préféré, écrivit un chèque sur un dos d'enveloppe et tenta même de subtiliser l'esclave. Accroché à sa jambe il lui promit de le cacher dans sa chambre et de toujours bien s'occuper de lui. En vain. Une grande main bronzée lui tapota la tête et il n'eut rien de mieux qu'un peu plus de soupe à sa prochaine visite. Ce qui n'était pas si mal.

Raphaël fit vivre un véritable enfer à Horus, le nouvel esclave de son père. Ou plutôt à celui qui avait volé la place de son petit mouton. Il cachait ses affaires, refusait de lui parler, et ne ratait pas une occasion de tirer les plumes de ses ailes. Peut-être même qu'une fois ou deux il fit la grève de la respiration en sa présence.

« — On peut l'échanger contre Khnum !!!! Nielsen dira oui c'est sûr ! piailla-t-il un jour.

— Raphaël… on en a déjà parlé, Arsène s'agenouilla à sa hauteur. Comment tu te sentirais si je voulais te remplacer par un autre enfant ?

— Impossible ! Un peu de doute assombrit les yeux bleus ; c'est impossible hein ?

Arsène sourit et l'attira dans ses bras pour le percher sur son genou. Un peu plus loin Horus arrosait un parterre de fleurs roses.

— Bien sûr que non. Tu es spécial pour moi et je le suis aussi pour toi.

— Parce qu'on est de la même famille.

— Non. C'est à cause du temps qu'on a passé ensemble, toi et moi on s'est apprivoisés. Il embrassa la tête blonde aux sourcils froncés. Horus est irremplaçable aussi, même si c'est un mortel. Comme toi et comme moi. Tu ne dois pas oublier d'accord ? ».

Arsène n'eut jamais l'air aussi sérieux de toute sa vie. Le soir il lui lut le Petit Prince et Raphaël finit par pleurer comme une madeleine les bras d'Horus. Des sanglots lourds comme il en avait peu connu. Depuis Saint Exupéry est son auteur favori et il entretient avec le compagnon de son père une relation privilégiée.
C'est d'ailleurs vers lui qu'il se tourna à l'adolescence quand parler avec son père devint plus difficile. Raphaël a été si protégé pendant l'enfance qu'il est en décalage avec une grande partie de la société vampirique. Chaque leçon est douloureuse et lui arrache un peu de sa naïveté. Il apprend malgré tout aux côtés de son père et s'endurcit. Un peu.

Transformé pour son vingtième anniversaire, il peine à trouver sa place, bloqué entre son enfance dorée et ce que son héritage requiert. Il enchaîne les conneries et frôle à quelques reprises le scandale. Arsène ne sait plus comment s'y prendre avec lui. Alors que le lien entre eux est au plus fort, la relation père-fils s'enlise. Le Domaine peut attendre, rien ne nécessite une passation rapide et Arsène a tout le temps du monde. Mais depuis quelques semaines Raphaël est de plus en plus imprudent, il se frotte à plus gros que lui. Il rentre plusieurs fois juste avant l'aube, la figure ravagée malgré son sourire goguenard.

La mort de Nielsen le secoue beaucoup et Arsène espère qu'elle lui fera également ouvrir les yeux. En décembre ils devaient se rendre à Copenhague pour assister au show Stellaire De Loncato et lui trouver un partenaire pour accompagner ses débuts vampiriques. Un projet qui réjouissait beaucoup le jeune vampire et qu'il a totalement laissé tomber dès qu'il entendit le testament de Van Saanen.