Y a pas grand-chose à raconter sur moi, j’ai rien accompli. On peut même dire que j’ai régressé dans un sens, vu que je suis né en liberté et que maintenant, je me retrouve dans une cage.

On n’était pas bien nombreux, peut-être à peine dix. On bougeait tout le temps, on campait dans les bois et on se lavait au ruisseau. Seulement deux mioches dans le lot, dont moi. On avait froid et faim parfois, mais on profitait aussi du soleil, des grands espaces et on allait où on voulait. J’ai appris plus tard que le coin où on traînait le plus s’appelle le Canada, et que si on va très au nord il n’y a presque plus que de la glace et de la neige. Mais nous on restait plutôt au sud, il faisait déjà bien assez froid.

J’ai perdu mon daron vers les quinze ans. Il m’avait déjà appris pas mal de truc, je pouvais me débrouiller tout seul. Ma mère elle s’est vite retrouvé un homme, faut dire que c’était une vraie beauté. Du coup j’ai eu un frangin, une petite crevette malhabile mais plutôt enthousiaste. Comme c’était mon père qui avait du sang de clébard, j’étais le seul de la smala à avoir des puces. Mais c’était bien pratique : avec un flair comme le mien, la chasse était facile, avec des jambes comme les miennes, la course était facile, avec des crocs comme les miens, la mise à mort était facile. On avait pas de vrai chien pour aider les chasseurs, mais y avait moi. Et eux tous, c’était ma meute.
Les jours et les années se confondent, j’ai l’impression que toute mon enfance et mon adolescence sont un long printemps un peu flou où rien ne dépasse vraiment. Il y avait des jours pires que d’autres, des jours meilleurs que d’autres, mais il n’y avait qu’une préoccupation principale : survivre et rester loin des vampires. Ah ça, j’en avais entendu des trucs sur ces enfoirés ! Mais ça m’a pas empêcher de me faire choper.

J’avais pile vingt ans quand y nous sont tombés dessus. C’était une journée de merde, mais on pensait qu’il y avait assez de lumière pour faire cramer ces fils de p***. Apparemment non. Ils ont chopé trois d’entre nous, en ont tué un. Les autres se sont barrés et c’est tant mieux parce que ces psychopathes allaient revenir pour les chercher alors autant prendre de l’avance.

J’ai été séparé des autres après qu’ils aient compris de quoi j’étais fait. Plus de meute, plus d’amis, la première étape ça a été de m’isoler pour me briser. Mais c’est con, dans le centre de dressage j’étais pas seul et aux cours de rattrapage on était au moins cinq, alors des potos je m’en suis refait rapidement. Ça aidait à tenir. Mais j’ai vite capté que les suceurs de sang en savaient plus sur moi que j’en savais moi-même. Du coup y’sont mis à exploiter les 15% de clébard en moi. Voilà comment j’en suis arrivé à baisser la tête face à un ordre quand c’était le grand patron qui le donnait. Les sbires, c’était des fiottes, des soumis, j’allais pas laisser des moins dominants que moi me la faire à l’envers. Mais le boss, c’était un enfoiré comme j’en avais jamais vu et instinctivement, c’était plus fort que moi, j’me tassais un peu quand il était dans les parages. Et quand il ordonnait un truc, j’avais beau serrer les dents et gronder, lui tenir tête et lui balancer toutes les injures du monde au visage, suffisait qu’il me choppe par le cou pour me faire couiner, détourner les yeux et obéir. Comme un gentil chien. J’crois que vous vous rendez pas compte à quel point c’est frustrant d’avoir un corps qui agit alors que ta tête veut faire autre chose.

Aucune idée de combien de temps j’ai passé là-bas, assez pour me faire quelques potes que j’ai pas revu ensuite, même parmi les gamins qui étaient là depuis leur naissance. On m’a pucé, un truc pas fou-fou mais bien pratique pour me caser quelque part dans un registre. Et puis on m’a bazardé en boutique.
Vu que j’étais pas la crème de la crème, on m’a étiqueté « rebelle » avec un joli petit mot pour dire que c’était de l’élevage en plein air ! Venez messieurs ! C’est frais, c’est jeune, c’est costaud ! Pis si ça mord, suffit de lui mettre une muselière. J’ai vite pris le pli, compris comment fonctionnait la danse, et là j’ai commencé à m’amuser. Quand c’est pas toujours possible de faire confiance à ton corps, tu te mets à faire confiance à ta langue. Elle, elle m’a jamais trahi, elle peut déverser toute la merde de l’univers sur mon maître jusqu’à le rendre dingue, jamais elle fatigue. Et comme je suis pas complètement con, après trois maîtres j’ai pigé comment faire pour être juste ce qu’il faut d’obéissant histoire de pas clamser trop vite.

Maintenant ça fait huit ans que je suis dans le système, avec mon nom sur un joli dossier. J’ai fait plusieurs boutiques et j’ai fait encore plus de maîtres. Parfois ils me rendaient après avoir pété les plombs à force de m’entendre, parfois parce que je leur servais finalement à rien, parfois parce que je leur avais assez servi. Y en a qui sont passé tout près de me faire changer d’avis sur les vampires et y en a qui m’ont presque brisé pour de bon, mais j’ai la tête dure et un caractère de chien.
Y en a pour me taxer de cabot vieillissant. Ceux-là ils savent pas tout ce qui se cache encore sous la carlingue. J’ai de belles années devant moi et je compte pas claquer tout de suite. Avec déjà 17 tentatives de fuite à mon actif, ça serait con de pas en ajouter une 18eme, nan ?